terça-feira, dezembro 25, 2007

166. "ANA" - Entrevista por Yann Lardeau - 2

[Entrevista realizada em Fevereiro de 1983, após a projecção de Ana no Festival de Berlim, e publicada nos Cahiers du Cinema em Agosto de 1983, durante a exibição comercial de Ana em Paris]

A PROPOS DE «ANA»

ENTRETIEN AVEC
MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS
(continuação...)

Cahiers. C’est un projet que vous portez en vous depuis plusieurs années. Le tournage concrétise toute une période de recherche. Par rapport à la conception du film, il doit représenter un temps très minime.

A. Reis. On nous considère comme maniaques et lents. Mais en fait nous sommes très incisifs et très rapides en créant. Comme nous avons des sensibilités complémentaires, nous agissons comme une seule personne. Mais nous travaillons à deux quand même. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver, ni ce que nous voulons dans le sens positif. Mais nous avons quand même une assurance, nous sommes sûrs de nous au moment du tournage ce qui fait que nous sommes très rapides. Nous pouvons avoir des hésitations au sujet des formes, jamais au niveau de l’équipe.

M. Cordeiro. Nous ne sommes pas rationnels dans le travail. Nous sommes trop, très sensitifs. Nous travaillons avec notre sensibilité. Nous étions contraints de travailler vite parce que nous avions un budget très faible.

A. Reis. Il y avait des jours où nous faisions 500 km pour faire seulement un plan. Le plan de la prairie, tu te rappelles, ce jour-là, nous avons dû faire 600 Km. Pendant ce film, nous avons fait près de 80 000 km.

M. Cordeiro. Le Tras-os-Montes est une grande province !

A. Reis. Bon, par exemple, il y a le renard. Nous l’avons recueilli petit pour que la petite se familiarise avec pendant quatre ou cinq mois. Les canards, tu vois, on avait ramené trois œufs, cinq, six œufs du village, moi et mon camarade, on les avait mis dans une couveuse, j’étais à Lisbonne, et un jour l’électricité a été coupée au nord, et les œufs, pfff... j’ai fait à nouveaux deux mille kilomètres avec mon copain pour acheter deux petits canards de la même mère. Nous savions que ce jour-là, il sortirait trois, quatre ou cinq canards etc., à donner à un berger de canards pour les préparer à faire ce que nous voulions. Et plan le plus compliqué, ça a été quand la grand-mère vient à la fenêtre à la fin du film, comme au commencement. Ce plan a été fait à la première prise.

M. Cordeiro. C’était une histoire de famille. La fille a vécu cette scène-là. Elle a été un peu choquée aussi.

Cahiers. Comment vous répartissez-vous le travail ? Quelle est la part de chacun, et cette part est-elle visible dans le produit final ?

M. Cordeiro. Il n’y a pas de leaderships, je crois que nous partons de lieux dissemblables. Parfois. Mais quand nous arrivons au tournage, nous nous sommes déjà entendus. Dans le travail, nous ne divergeons jamais.
Nous débattons beaucoup, nous parlons. Mais au filmage, nous sommes déjà réconciliés – quand il y a des positions très divergentes.

A. Reis. Quand il y a des petits écarts sans conséquence, nous avons assez conscience de l’activité de création de l’un et de l’autre pour ne pas donner raison à notre point de vue.

M. Cordeiro. Nous sommes très différents. Antonio dit que nous avons des personnalités très différents, très complémentaires. Lorsque nous travaillons, c’est comme si nous formions un seul et même individu. Mais nos sensibilités sont très différents.

A. Reis. Il y a une antinomie qui nous défini bien. C’est ce que nous avons l’habitude de dire au Portugal quand nous disons : «Ce qui en moi sent pense». Je pense que Margarida et moi-même, ce que nous sentons, nous le pensons, ce que nous pensons, nous le sentons.

M. Cordeiro. Nous avons fait deux films, je pense que s’il y a un troisième film, les conditions seront les mêmes que dans ces deux films. Heureusement parce que je ne travaillerais pas seule. Moi, je ne serais pas capable. Nous poursuivons le même but, la traduction des mêmes émotions, de la même mémoire, et donc nous travaillons ensemble.

A. Reis. Ça se maintient jusqu’à l’étalonnage. Le film se poursuit pendant le montage avec cette complicité. Parfois, je pense à ce qui se passe, je pense que d’autres cinéastes travaillent ensemble, je ne sais pas comment Jean-Marie Straub et Danièle Huillet travaillent ensemble. Mais je pense que dans un sens, c’est une création collective qui se réunifie. Si on peut parler d’auteurs collectifs, c’est dans ce sens où ils deviennent un pour une collectivité.

M. Cordeiro. Je crois que c’est plus fort quand on est deux.

A. Reis. Et quand tu vois nos films, tu ne peux pas dire, cela c’est Margarida, cela c’est Antonio Reis, ceci est masculin et cela est féminin. La synthèse s’est effectuée là-bas.

Cahiers. Il y a beaucoup d’enfants dans le film. Je songe notamment à cette scène où nous voyons un petit garçon jouer avec un prisme et projeter la lumière sur le mur, comme si c’était un écran de cinéma. Ou à cet autre plan où nous le voyons rechercher une image, un reflet dans le mercure. Comme si cela désignait une position privilégiée du spectateur, un regard privilégié de l’histoire d’Ana qui serait celui de l’enfance.

M. Cordeiro. Je ne crois pas. Ces scènes-là ont aussi d’autres significations. Ce sont des jeux d’enfants, simplement. Un spectateur privilégié peut rencontrer d’autres significations, avec le cinéma, et même avec la lumière tout court. Mais je crois que ces scènes-là valent seulement pour ce qu’elles valent. Ce sont des fragments de temps, des moments de l’enfance, je crois, avant tout.

A. Reis. C’est aussi, je crois, un développement de l’imaginaire populaire. Parce que l’enfance, dans une certaine période historique, s’amusait ou s’enchantait avec des choses végétales et extrayait de cela une poétique particulière. Et nous-mêmes nous avons la même fascination pour d’autres objets qui sont tout autant magiques. Nous trouvons étonnant que les enfants s’amusent par exemple en voyant un éclat de lumière dans l’eau.

M. Cordeiro. Dans les maisons obscures avec un rayon de lumière, c’est la même chose.

A. Reis. Nous croyons que ces enfants qui découvrent le monde comme un arbre se développe, peuvent avoir le même étonnement avec une substance nouvelle, comme le mercure par exemple, ou un prisme qui décompose la lumière du soleil. Mais ces éléments ont toujours une existence indépendante par eux-mêmes dans le film. Parce que justement dans cette scène le père coupe une vitre avec un diamant. Il y a des oppositions aussi des matières : de la laine, de la soie, du mercure, du lait, de la lumière extérieure…

M. Cordeiro. Tout ça c’est voulu par nous.

A. Reis. ...et de la lumière intérieure. Même dans la scène du prisme, il y a un écran de cinéma. Mais il y a un tableau dans le noir. La lumière finale sera celle que le père fait entrer en ouvrant la fenêtre. Or, il y a une dialectique des lumières. Celle de la lumière physique, celle de la lumière des lycées, quand cette lumière-là est imposée au petit qui doit apprendre. Là-bas, non, il y a un vécu, un phénomène poétique. En entendant parler de la Mésopotamie, les enfants s’enchantent avec une histoire lointaine – qui pour nous a été imposée, mais là-bas, non. Il y a une tradition qui se continue dans un bon sens. Le progrès dans un bon sens fait qu’un ouvrier peut s’émerveiller devant une forme qu’il ne comprend pas, un tracteur, comme il s’émerveille devant un cheval alors qu’en réalité il ne peut pas s’émerveiller, que c’est impossible parce qu’il doit payer les dettes à la banque. Les enfants ont de la chance de n’avoir rien à payer.
Ils préfèrent que les parents s’en chargent. C’est si beau de n’avoir qu’à s’amuser de la terre dans un premier temps de vie à la campagne. Mais Margarida a raison, ces scènes ne valent que pour ce qu’elles valent.

M. Cordeiro. Je crois que nous donnons des images littérales, des images d’une vision immédiate et suffisante. Ensuite le spectateur donne ce qu’il a en lui.

(Continua...)

Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 25-29; 62-63, Agosto de 1983.

sábado, dezembro 22, 2007

165. "ANA" - Entrevista por Yann Lardeau - 1

[Entrevista realizada em Fevereiro de 1983, após a projecção de Ana no Festival de Berlim, e publicada nos Cahiers du Cinema em Agosto de 1983, durante a exibição comercial de Ana em Paris]

A PROPOS DE «ANA»

ENTRETIEN AVEC
MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS


Il a fallu six ans à Antonio Reis et Margarida Cordeiro pour construire et recueillir mentalement les images d’Ana, pour les réaliser en un film. Tras-os-Montes, Ana sont en réalité l’œuvre d’une vie, dans la mesure où toute l’expérience de celle-ci vient s’y résumer, y œuvre et y culminer, une expérience créatrice solitaire et, sans filiation, entièrement liée à un territoire, un pays – une création insulaire. Si aujourd’hui un couple de cinéastes comme Margarida Cordeiro et Antonio Reis nous importe particulièrement, aux Cahiers, c’est qu’à l’heure où l’industrie semble opter unanimement pour le retour aux films de série, tous maintiennent à un très haut degré l'exigence d’une création artistique, d’une production d’une langue singulière, exigence incontestablement héritée de la grande tradition de la peinture et des arts de la Renaissance et qu’on ne retrouve guère dans l’industrie du film que chez les Straub ou Bresson. C’est qu’ils sont sans doute les derniers à porter cette histoire, à en témoigner de façon vivante.
L’interview qui suit a été réalisé en février à Berlin, après la projection d’Ana au Forum. Plus que d’un entretien, il s’est très vite agi d’une conversation où Margarida Cordeiro et Antonio Reis se répondaient, se faisaient écho l’un à l’autre.

Y. L.


Cahiers. Il n’est pas facile de parler de votre film dans la mesure où ce n’est pas un film narratif, ni un documentaire et qu’il n’y a pas tellement de films dans l’histoire du cinéma dont on puisse le rapprocher, sinon des films singuliers, sans descendance, comme Enthousiasme de Vertov, Le Pré de Besjine, qui n’existe pas, ou Tabou de Murnau. C’est un film sur un territoire déterminé, le Tras-os-Montes, et un regard intérieur à ce territoire. Le plus simple est peut-être de commencer par la façon dont concrètement le film s’est fait, comment vous avez choisi les acteurs, les costumes, les lieux, comment ont été faits les repérages pour le choix des paysages, de la lumière et des couleurs.

Margarida Cordeiro. Je ne peux pas répondre à votre question. Je peux seulement dire que nous avons abouti à ces résultats, mais le moment de choisir, le moment de travailler, je ne me le rappelle plus. Ça a été un peu difficile, parfois un peu orageux et parfois calme – mais je ne me rappelle plus ce temps-là. Les résultats sont proches de ce que nous rêvions de faire, mais parfois, souvent, nous restons très loin de ce que nous voulions faire.

Antonio Reis. Très loin, je ne pense pas dans le sens esthétique... Mais il y a des choses que nous attendions. Il y a eu des problèmes et nous arrivons à d’autres choses aussi importantes, aussi intenses que celles qui étaient prévues. Et jamais nous n’avons tenté de colmater quelque faute que ce soit. Nous sommes terriblement exigeants. Ce qui nous a surpris, c’est que parfois les choses s’étaient transformées, on trouvait autre chose d’aussi intense que ce que nous attendions et qui pouvait pleinement commuter. Et pour nous c’était fantastique, parce que c’était la vie des formes, un mouvement spirituel trop plein et trop profond. Jamais nous n’avons été aveugles, mais jamais nous ne nous sommes sentis programmatiques.

M. Cordeiro. Nous étions guidés par ce que nous faisions.

A. Reis. C’était terriblement pénible parce qu’on tournait des choses nouvelles, intenses, que nous avions vécues, qui devaient avoir une fonction d’articulation, de construction, dans le film entre la somme que nous avions déjà tournée et peut-être d’autres que nous savions bien que nous pouvions tourner encore. Alors, une espèce de montage réel devait être trouvé sur place, mettant en relations toutes les dimensions : affectives, chromatiques, temporelles, spatiales, etc. C’est en effet difficile de trouver les mots pour résumer, expliquer le cinéma et les moments créateurs que nous avons vécus. Oui, nous avons des séquences pleinement développées, mais elles sont intégrées en fonction du sujet. Elles étaient tellement riches qu’au moment de tourner, nous reconstruisions de nouveau. Le découpage est pour nous comme un plan d’architecture a priori qui doit être assujetti à des moments de création.

Cahiers. Il y a des équivalences, des analogies, voire une progression, qui sont posées à l’intérieur des plans. Le feu rouge que nous voyons à l’intérieur de la maison, après nous le voyons décliné, en piments, une grande tache dans le paysage, dans les fraises que mangent les villageois à la sortie de l’église, dans les draps couverts de sang. Il y a ainsi une progression très serrée des couleurs, notamment du rouge.

A. Reis. Tu as mis le doigt sur quelque chose de très important pour nous. Les ellipses dans le film, sont construites avec de simples couleurs complémentaires à l’intérieur des plans, de celui qui commence ou de celui d’avant. Ou alors par des bonds extraordinaires dans l’espace. Et si la lumière est universelle, elle introduit parfois un mouvement elliptique. Tu sais que tu es au printemps, en été, ou en hiver par la lumière que tu trouves. Au sujet des décors et de la lumière, nous aimons bien les arts plastiques, mais nous les considérons comme nos ennemis dans le cinéma. Il faut que ces éléments soient reliés par un cordon ombilical à la peinture. Parce que je pense que le cinéma techniquement ne représente pas une démarche différente de ce qui se faisait avant en peinture, par exemple. Ce qui serait absurde quand même, c’est que la peinture vienne chercher les couleurs du cinéma. Il y a quand même une famille en ce qui concerne la figuration des couleurs, mais nos images ne sont pas plastiques, picturales, parce que nous pensons au sujet de la peinture, des arts plastiques, que, de même que les sciences sociales interpellent l’usine, elles sont nos ennemies. Nous les aimons bien, nous les intégrons quand même dans nos films, mais comme d’autres matériaux et sans nous assujettir à leur expression.

Cahiers. Le monde moderne est complètement absent de Ana. Ses traits ne se sont pas imposés au paysage. Les gens ne se parlent jamais à l’intérieur de la même classe d’âge, c’est toujours une génération qui s’adresse à l’autre, et en général, des grands vers les petits, Ana avec sa petite fille.

M. Cordeiro. C’est une réalité moderne parce qu’il y a peu de gens à présent dans le Tras-os-Montes, et beaucoup de vieux.

A. Reis. Nous pouvons parler presque d’une espèce de dépôt géologique à propos des habitants du Tras-os-Montes. Quand nous fait ça, c’est pour une richesse des types. Les différences d’âges sont comme des sédiments de géologie. C’est une espèce de coupe dans la géologie d’un terrain social. C’est trop violent. Pas une information, mais une expression. Les choses sont doucement marquées par les modulations saisonnières. Il n’y a pas tellement de gens. L’immigration a en effet redéfini la densité des âges. Mais cela subsiste comme si tu faisais une coupe dans un terrain. C’est une richesse fantastique. En même temps c’est un désert. Nous avons porté à l’extrême la mise en scène parce que nous connaissons bien la vie sociale là-bas. Il y a une séquence où ce que nous venons de dire est poussé à l’extrême. Je te rappelle la scène où on sort de l’Eglise. C’est dimanche. Les hommes mangent des fraises. Il y a trois générations dans le plan, assises ou situées dans l’espace, dans une composition qui n’est pas artificielle. Ils voient pour nous. Mais que voient-ils ? Je pense que ce plan-là est très significatif. Dans l’éclipse nous dénions le soleil. Le soleil, un jour fait une sorte d’éclipse, parce qu’il disparaît. Et il y avait en contrepoint de cela l’éclipse que la grand-mère racontait, en créant une légende, en recourant à la mémoire de la petite. Et nous désirions des conditions exceptionnelles pour ce plan-là dont le repérage nous a posé beaucoup de problèmes. Pendant trois jours nous avons eu tout le matériel monté pour prendre cette vue panoramique avec cette lumière-là, très limpide, très nette parce qu’elle allait justement parler de l’éclipse à midi. Pendant trois jours nous sommes restés là-haut avec le matériel et toute l’équipe, et le personnage. Nous avons filmé quelques nuages dans le ciel, c’était joli, mais nous trouvions que ce n’était pas du tout l’esprit de la scène, malgré ce que disait l’opérateur. Pendant trois jours... C’est seulement au bout de trois jours, avec un froid terrible, que nous avons réussi à trouver ce que nous désirions en effet.

M. Cordeiro. Tu oublies que dans les mois précédents, nous avions déjà tenté de tourner cette scène.

A. Reis. Quelques mois auparavant, nous n’avions pas réussi à tourner ce plan. Nous sommes donc revenus. Selon les opérateurs nous devions tourner quand même, et nous, nous disions : «Non ! Non !». Quand la vieille femme parle de l’éclipse, c’est extraordinaire, c’est exceptionnel alors, parce qu’il y a une dialectique très violente. Jamais nous n’avons cédé sur ce point. En opérant, comme nous le faisons, cela entraîne inévitablement des frais très pénibles. Comme de stopper trois jours pour attendre une image sans rien tourner.
Ce n’est pas pour parler de nous-mêmes, mais juste pour donner une idée. Nous avons supporté toute l’organisation. J’ai assumé moi-même plus de 50% de la production. Je gardais tous les vêtements dans notre chambre parce qu’il nous fallait être infaillibles : dans la montagne, nous ne pouvions nous permettre d’oublier quoi que ce soit. Nous avons eu de l’Institut portugais seulement 12 300 contos. C’est très peu. Un tiers de ce qu’ils donnent actuellement à un film. Et la fondation Gulbenkian nous a donné 1 500 contos. 14 500 contos pour un film de deux heures tourné à la montagne pendant trois saisons, avec des interruptions et l’inflation, je crois que c’est un film gratis. Avec des interprètes professionnels, tu imagines combien ce serait pour payer la grand-mère Ana ? Elle n’a pas touché un sou. Nous avons payé les techniciens au prix professionnel évidemment. Mais les acteurs n’ont rien touché. Et ce que nous avons touché personnellement nous l’avons mangé dans l’investissement de cinq années de travail.
Tous ce que nous gagnons, nous le dépensons pour étudier. Etudier, pour nous, c’est vivre aussi. Pour des Anglais ou des Américains, ce fil est incompréhensible. Tout ce que tu vois, les tissus, les vêtements, tout cela a été recherché, pensé et acheté par Margarida. Margarida a recherché les figurants. Tout cela a été fait sans argent. Nous n’avons rien touché pour faire le décor. C’est un travail qui habituellement se paie très bien. Mais pour la pellicule, nous en avons usé à volonté. Jamais nous n’avons tourné peu à cause de la production. Le film a cent-vingt-cinq plans. Toutefois, pour les plans de nuit trop compliqués, nous faisions six ou sept prises. Nous faisons d’habitude deux prises par sécurité.

Cahiers. Pour l’équipe, vous aviez donc... une équipe très réduite?

A. Reis. Un caméraman, un assistant et un preneur de son, un garçon qui donnait des coups de main çà et là. Nous avions cet énorme avantage que Margarida pouvait faire un contrôle rigoureux de la composition des plans. C’est la première fois que nous en avions la possibilité. Il était possible dans le cadrage de la caméra, d’être comme avec un microscope – moi avec les yeux, Margarida là-bas. Alors, tout de suite, nous échangions des impressions au sujet de ce que nous ressentions, de l’effet d’un plan. Nous avons heureusement une connivence terrible. Nous ne pouvions pas voir les rushes là-bas. Nous ne les voyions que quinze jours après. Nous n’avions ni script, ni photographe de scène. Nous faisions toutes ces choses par nous-mêmes. Je ne dis pas cela par mégalomanie.

M. Cordeiro. Au contraire, c’était la misère.

A. Reis. C’est la misère. Ce sont des conditions de travail qu’il faut accepter. Jamais il ne faut céder, accepter de faire du pain avec du sable. Même si le film est stoppé, mieux vaut un film stoppé.
Nous avons tourné pendant soixante-dix jours. Nous avons fait nos repérages pendant les vacances. Nous avons un background au sujet des formes, au sujet des événements qui nous a beaucoup aidés, qui nous a permis d’avancer beaucoup en ayant un peu de temps et des conditions mauvaises pour le tournage. Margarida a une mémoire très précieuse. D’autres cinéastes qui vont là-bas risquent sérieusement d’échouer parce qu’ils n’ont pas notre background. Ils risquent de se comporter un peu comme de mauvais anthropologues : ils arrivent, ils tournent, ils rentrent. Quand nous sommes là-bas à travailler, nous ne naviguons pas, nous ne tergiversons pas, Margarida et moi. Margarida est née là-bas et je connais la province depuis trente ans. C’est comme si j’étais né là-bas.

(Continua...)

Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 25-29; 62-63, Agosto de 1983.

sexta-feira, dezembro 21, 2007

164. "ANA" nos "Cahiers du Cinéma"

«ANA» DE MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS

SECRETE ENFANCE
PAR YANN LARDEAU

Antonin Artaud disait de la montagne où vivent les Tarahumaras qu’elle était un signe. Ainsi en va-t-il du Tras-os-Montes, de Miranda, la «frontière de deuil» entre l’Espagne et le Portugal, dans le dernier film de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis, Ana, chant d’une terre, d’une femme, d’un nom, d’une langue tout à la fois.

L’enfant est malade, nous l’avons vu dormir et suer en gros plan. Nous avons vu Ana, sa grand-mère, s’approcher du lit et s’asseoir pour le veiller en silence, se relever, aller prendre un verre sur la commode, en renverser un autre et en ramasser soigneusement les morceaux dans un mouchoir, puis quitter furtivement la pièce sur la pointe des pieds. C’est à peine si pendant tout ce temps l’enfant a remué. La chambre est à présent filmée depuis le lit, une lumière douce, entre la lune et le petit matin tombe sur la tête du garçon au premier plan. Le matin semble paisible, le petit corps endormi aller mieux. C’est alors que nous entendons la voix d’Antonio Reis nous lire un poème de Rilke à propos des rêves secrets de l’enfance, de l’angoisse qui la tenaille de l’intérieur. Le plan suivant nous montre le même enfant se précipiter dans une volière, en ouvrir les grillages et marcher à contre-courant du vol des oiseaux. Par un nouveau saut dans l’espace, le champ s’est encore agrandi, cette fois, pourrait-on dire, à l’échelle de l’univers. Cerné de volatiles, chauve-souris ou poussins qui accourent de tous côtés, l’enfant poursuit sa marche vers l’horizon, au milieu d’un plateau de pierres et de rocs arides, écrasés par la lumière. Il est seul au cœur de cette cavité inhumaine, aux formes agressives et déchiquetées, tournée vers le ciel et son feu, trouée et béante. Il en est le centre. Raoul Ruiz mettait fin au Territoire par un plan similaire à la connotation nettement démoniaque, et si une telle assimilation est encore possible ici, c’est bien parce que la nature désertique et inhospitalière du paysage, la surabondance des oiseaux semblent interdire toute autres présence, toute autre cohabitation que celle d’âmes mortes en errance à la quête de vies à vampiriser, sinon de charognes. L’enfant traverse le plateau égaré comme dans un coma, avec la démarche d’un somnambule qui suggère que c’est bien là le rêve du dormeur qui fraye ici sa route dans l’image. Clôturant la séquence, ce plan est une traversée, le commencement d’un voyage fantastique, en même temps qu’une fin, la destination du rêve, son terme si la séquence en question était conçue narrativement et visait encore à raconter un événement. Rêve ou réalité, tout le charme de ces images est précisément d’être suspendues entre les deux. S’il y a encore, parfois, une continuité narrative dans Ana, comme le crescendo dramatique de la mort de la grand-mère, elle reste une forme mineure, dominée, éphémère. Du sommeil de l’enfant à sa marche vers les oiseaux, nous passons aussi de la nuit au jour, du dedans au dehors, de l’obscurité protectrice de la maison à la lumière étouffante du jour, à la différence que, pour une fois, la nuit a été tranquille et que le jour s’annonce angoissant et agressif. Le jour est ainsi la transposition des cauchemars qui agitent la nuit de l’enfant en une projection de lumière, de cris et de piaillements. Loin d’être un mouvement vers la nature, alors même que l’image fait admirablement passer cette attirance muette, cette aspiration mystérieuse, primordiale, cette dernière image correspond à une descente au plus profond du psychisme, un retour inquiet à l’intérieur de soi-même, quand le monde prend les traits et la signification d’une subjectivité jusqu’à se confondre avec et que le macrocosme chavire en un microcosme délirant de fièvre. Si ce paysage est susceptible d’engendrer ou de recueillir autant d’images psychiques, si riches et si fortes, c’est sans conteste parce qu’il est d’abord beau en soi, qu’il est une merveille, une création fantastique de la nature et qu’en ce sens il s’oppose à la maîtrise de l’homme, à sa volonté et à sa société.

Ainsi va Ana, oscillant dans un temps qui n’est ni celui de la réalité (de la chronologie de l'action), ni celui du rêve (qui l’ignore), et pourtant quelque part suspendu entre les deux, entre les images d’un passé qui perdure et les images d’un présent en attente, abstrait, «statique», parce que l’accent aurait été mis sur la durée, la ressemblance des jours, le faible changement du mode de vie, le peu de variations des gestes quotidiens, du travail. D’une manière générale, le bruit précède toujours l’image, quoiqu’il en soit de très belles muettes, déchirantes précisément par leur silence – comme le plan du bébé hurlant en silence quand on le retire du bain. Le terme d’un mouvement de caméra, le surgissement de l’image, de la source sonore, vient donc visualiser un son, un bruit, une phrase, un signifiant, et par là compléter une représentation, fixer définitivement un souvenir. Ces bruits sont naturels et d’un grand réalisme à l’opposé des images (le vent, le grondement du feu dans un four, une cascade, un torrent ou un cours d’eau, des oiseaux et la basse-cour d’une ferme, des appels dans le lointain de la campagne, les craquements des meubles, les portes qu’on ouvre et ferme, – mais à l’inverse il est peu de pas qui soient sonores : on marche en silence comme dans une demi-somnolence). Ces bruits sont à la fois ténus et omniprésents. De par leur traitement, surtout, ils ressemblent, parfois à s’y méprendre, à des cris, à des chuchotements, à des souffles. Par eux la nature nous parle littéralement. C’est le propre de la magie que de créer un très fort sentiment de proximité, d’imminence à partir d’une distance maximale supposée à l’origine infranchissable, incomblable. Si les images de Ana détiennent une telle puissance, c’est parce qu’elles sont amenées par le son et que ces bruits, cette rumeur au loin sont comme l’écho d’une image primitive, originelle, parvenue jusqu’à nous alors même que sa source lumineuse s’est éteinte – telle la lumière de ces astres qui nous tombe du ciel alors qu’ils se sont éteints depuis des millénaires (c’est bien pourquoi nous pouvons considérer le récit de l’éclipse par Ana comme la théorie par Antonio Reis et Margarida Cordeiro de leur propre cinéma : l’ombre noire des chaînes de montagnes à l’horizon s’étend progressivement jusqu’aux reflets dorés de la terre aux pieds d’Ana).

Mais si le temps de la mémoire est ici admirablement restitué dans son mouvement, dans sa constitution, ce n’est pas seulement qu’entre nous et ces images il y a quelques rares sons qui seraient des mots, des gémissements ou des cris, des appels, ou de pauvres mais essentiels noms à peine plus audibles, plus intelligibles que des bruits. Cela tient également à la structure verticale de la communication dans le film, du haut vers le bas, des anciens vers les petits, avec un chaînon manquant bien que fondamental – la génération des parents, agents du réel, de la séparation et de l’action. Cette verticalité fait notamment de l’enfance le sujet central d’Ana, film intégralement réalisé du point de vue de l’enfance, du souvenir, de la sensibilité et des émotions enfantines – comme s’il y eût là un âge d’or où le monde résumerait à un pur spectacle jamais intégral, toujours incomplet et caché, à ne toucher qu’avec les yeux ou les oreilles, sans avoir à le transformer, à le travailler avec les mains, à le manipuler et le dominer, lieu fragile, précaire et éphémère d’un émerveillement devant de la nature et des hommes qui définit sans doute le mieux le regard de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis sur le Tras-os-Montes. Ces émotions sont excessives et déchirants, elles impliquent des être qui souffrent et saignement sur l’écran.

Le labeur des hommes, leur dur affrontement avec la nature pour en extraire chaque jour la subsistance, comme avec la société, n’est pas à proprement parler une image absente du film, une réalité différée, mais bien plutôt une image en retrait : celle de ce paysan qui laboure son champ à l’horizon du plan, le cavalier et le berger dans le premier plan, etc. Là aussi, il est significatif que ce soient des nomades, des forains ou des gens du cirque, un musicien, qui en tant qu’adultes disposent d’une des plus longues séquences du film, c’est-à-dire des adultes dont la fonction est d’amuser les autres, principalement les enfants. Ana, finalement, nous ne la voyons que très peu sortir, aller au champ, y travailler. Son territoire tend à se restreindre à la maison, de la maison à la chambre où pour finir, elle garde le lit. Si Ana, la petite fille, porte à son frère la terrible nouvelle de la disparition de leur grand-mère, le retour urgent du père est filmé en plans muets. Du passé au présent, il n’y a pas de transition, pas d’évolution, mais une sorte de coprésence immédiate, renforcée sans doute encore par le fait que, sous le chêne Ana, il y a plusieurs générations d’enfants. Toutefois, il s’agit là d’abord d’une évidence documentaire : tandis que les anciens demeurent, les adultes, les jeunes partent à la ville, à l’étranger à la recherche d’un emploi et d’une vie plus confortable. Le génération manquante est celle qui fait l’histoire, celle qui agit, défait et transforme le paysage. Elle est le véritable agent historique ; en quittant le pays elle l’abandonne loin derrière elle, hors de l’histoire, du présent historique. C’est pourquoi cette génération peut être équipée ou parée d’outils modernes comme un projecteur ou un écran de cinéma, quand tant du côté d’Ana, parce que l’âge l’a retirée du monde actif, l’a contrainte à réduire, voire cesser son activité, que du côté des enfants, essentiellement dans un rapport émotif, de perception et de déchiffrement du monde, l’accent est mis sur la permanence. Grands-parents et enfants coexistent dans les plans sans que cela induise le moins du monde la notion de succession, de chronologie et les notions conflictuelles qui s’y rattachent par définition ; cette réunion évoque bien davantage le tableau, l’œuvre qui résiste au temps.

La longueur des plans-séquences abonde dans le sens de la durée, de la permanence du site, des gestes, mœurs et traditions de ses habitants. Rien ne semble pouvoir les détruire ni de l’intérieur ni de l’extérieur. Ces plans sont moins longs que lents, de cette lenteur majestueuse et envoûtante du muet. Cette durée est à la fois celle, banale et égale du quotidien, et celle, plus imposante, plus solennelle d’un pays séculaire, d’une nature millénaire, de son accomplissement, de sa plénitude. C’est aussi que chacun de ces plans est une unité autonome, reliée aux autres par tout un réseau de correspondances discrètes des couleurs, des formes, des matériaux, qui, entre les noms et les images, enferme les êtres et les choses dans une continuité ténue de signes, authentique alchimie du monde.

Y.L.

Revista Cahiers du Cinéma, n.º 350, págs. 22-24, Agosto de 1983.

Segue-se a entrevista:
A PROPOS DE «ANA»: ENTRETIEN AVEC MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS

quinta-feira, dezembro 20, 2007

163. "ANA" - Festivais e Prémios

Prémios:
- Menção Especial, no Festival Internacional da Figueira da Foz, 1982;
- Espiga de Ouro, no Grande Prémio do Festival de Cinema de Valladolid, 1982:
«Espiga de Oro de largometrajes a Ana de António Reis y Margarita Cordeiro (Portugal), porque sintetiza la pureza del cine clásico y la audacia de escritura del cine moderno, participando tanto de la subjectividad poética como de la crónica cotidiana del documental, com un resultado, por su sinceridad y emoción, capaz de alcanzar a un público amplo» - Mónica Telelaar, Marie Dubois, Susan Ray, Enzo Ungary, Michel Demopopoulos, Alvaro del Amo, Robert Kramer).
- Prémios Nova Gente – Realização, Actriz Revelação (Ana Maria Martins Guerra), Actor Revelação (Manuel Ramalho Eanes), em 1985;
- Prémios Se7e – Realização, Fotografia (Acácio de Almeida, Elso Roque), Actriz Revelação (Ana Maria Martins Guerra) em 1985.


Presença:
- Festival de Veneza, 1982;
- Semana dos Cahiers du Cinema, 1982;
- Berlim (Forum, Fev. 1983);
- Roterdão, 1983;
- Tenerife, 1983;
- Hong-Kong, 1983;
- Retrospectiva de Digne (com «Jaime» e «Trás-os-Montes»), 1983;
- São Paulo, 1983;
- Manheim, 1983;
- Edimburgo, 1983;
- La Rochelle, 1983;
- Locarno (filmes do ano, 1983);
- Lausanne, 1985;
- Genebra, 1985;
- Rimini (melhores filmes da Europa, 1985)
- Los Angels, 1986;
- Montreal;
- Chicago;
- Bruxelas;
- Antuérpia;
- Bois de la Batie;
- Hamburgo;


Seleccionado:
- Prémio René Clair (1983);
- Prémio David di Donatelle (1983).


Estreou comercialmente:
- Em Portugal, no Forum de Picoas, em 6 de Maio de 1985. Esta estreia foi rodeada de polémica: a Comissão para a Qualidade Cinematográfica, organismo criado em 1981 para atribuir a filmes nacionais e estrangeiros a menção de "filme de qualidade", recusou-se por maioria a distinguir "Ana" com tal referência, originando um abaixo-assinado de várias personalidades da cultura portuguesa;
- Em Paris em 1983 esteve em exibição durante três meses;
- Distribuição comercial na Alemanha, Áustria, Suiça e Bélgica.


Informação recolhida em:
- site Amor de Perdição em "Ana"
- Moutinho, Anabela; Lobo, Maria da Graça (org.) - António Reis e Margarida Cordeiro - a poesia da terra, pág. 285, Cineclube de Faro, Faro, 1997

NOTA: A informação deste post necessita de confirmação; se puder ajude...

quarta-feira, dezembro 19, 2007

162. FICHA - "ANA"

ANA
Portugal, 1982
16-35 mm / cor / 1240 mt (16 mm); 3100 mt (35 mm) - 115 min

Título do projecto: Dezembro
Argumento: António Reis, Margarida M. Cordeiro
Texto: Rainer M. Rilke, António Reis, Margarida M. Cordeiro
Rodagem exteriores: Bragança, Miranda do Douro
Data rodagem: Mar./Verão 1981

Realização: António Reis, Margarida Martins Cordeiro

Fotografia: Acácio de Almeida, Elso Roque

Director de som: Carlos Pinto, Joaquim Pinto, Pedro Caldas
Sonoplastia/Misturas de som: Antoine Bonfanti
Música: “Magnificat”, J.S. Bach

Montagem: António Reis, Margarida M. Cordeiro

Cenários: (Adereços) António Reis, Margarida M. Cordeiro

Laboratório de imagem: Tóbis Portuguesa, Éclair (Paris)
Reg. som: Nacional Filmes, Bilancourt (Paris)

Produção: António Reis, Margarida Cordeiro
Produtor associado: Paulo Branco
Director de produção: José Mazeda
Assistente de produção: Vítor Gonçalo, Carlos Gonçalo

Interpretação: Ana Maria Martins Guerra (Ana), Manuel Ramalho Eanes (Alexandre), Octávio Lixa Figueiras (Filho de Ana), Aurora Afonso (Aurora), Ana Umbelina (Criança), Mariana Margarido.

Patrocínio: Fundação Calouste Gulbenkian
Distribuição: Filme Filmes

Antestreia: Fórum Picoas - 6 de Junho de 1984
Estreia: Fórum Picoas, - 6 de Maio de 1985

Naqueles dias... A lenda do leite na casa sombria. Tempo interior. Quase silêncio. Luz. A natureza como imemorial casa exterior. Inverno. O sangue recolhido nas duas mãos, mãe Ana. (Três gerações: uma avó, um filho cientista que vive na cidade e passa férias na aldeia, duas crianças – neto e neta. Harmonia só quebrada com a morte de Ana...)